Lucrèce - De la nature - Livre V (vv. 770-1457)

TRADUCTION NOUVELLE, INTRODUCTION ET NOTES DE HENRI CLOUARD, DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE PARIS, LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES - Source: http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucrece/table.htm

770.

J'ai donc expliqué comment à travers l'azur du vaste monde chaque phénomène peut s'accomplir ; j'ai donné les moyens de connaître les révolutions du soleil et de la lune, et quelle force en est la cause ; nous savons également pour quelle raison de lumière interceptée ces astres paraissent s'éteindre et semblables à de grands yeux qui se ferment et se rouvrent tour à tour, répandent sur la terre une nuit inattendue ou la parcourent d'un éclat qui l'illumine. Maintenant je reviens au monde dans sa nouveauté, quand la terre était encore molle, et je dirai quelles productions elle hasarda pour la première fois aux rivages de la lumière en les abandonnant aux caprices des vents.

781.

D'abord ce furent toutes sortes d'herbes et un éclat verdoyant ; la terre les donna aux collines ainsi qu'à toutes les plaines ; des fleurs brillèrent parmi l'herbe des vertes prairies, puis toute une variété d'arbres s'éleva dans les airs, à l'envi et sans limite de croissance. De même que la plume, le poil, les crins et les soies sont les premiers à se former sur les membres des quadrupèdes et sur le corps des oiseaux, ainsi la jeune terre commença par produire les herbes et les arbrisseaux et ne créa qu'ensuite les êtres vivants, mais en grand nombre et par espèces diverses. Les animaux en effet ne sont pas tombés du ciel et les êtres terrestres n'ont pas surgi de l'onde salée. Il faut donc reconnaître qu'à juste titre la terre a reçu le nom de mère, puisque c'est de la terre que toutes créatures sont nées. Combien d'êtres vivants aujourd'hui encore se forment au sein de la terre, engendrés par l'eau des pluies unie à la chaleur du soleil ! Il n'est donc pas étonnant qu'il en soit né de plus nombreux et de plus grands alors qu'ils pouvaient se développer dans toute la nouveauté de la terre et de l'air.

799.

Les espèces ailées les premières, toutes les variétés des oiseaux quittèrent leurs oeufs d'où les faisait éclore la saison du printemps ; c'est ainsi que de nos jours l'été voit les cigales abandonner d'elles-mêmes leur ronde tunique pour chercher nourriture et vie. C'est en ces temps, sache-le, que la terre fit naître la première génération des hommes. Chaleur et humidité abondaient dans les campagnes. Aussi, partout où la disposition des lieux s'y prêtait, des matrices croissaient-elles enracinées dans le sol, et le terme venu, l’âge libérait les nouveau-nés fuyant l'humidité et aspirant à l'air libre : la nature alors dirigeait vers eux les pores de la terre qu'elle obligeait à leur verser un suc semblable au lait : ainsi maintenant toute femme qui a enfanté se remplit d'un doux lait, parce qu'un élan porte tous les aliments aux mamelles. La terre alors donnait leur nourriture aux enfants, la chaleur leur tenait lieu de vêtement, l'herbe leur offrait pour berceau son épaisse et molle toison.

816.

L'enfance du monde ne produisait ni durs froids, ni chaleurs excessives, ni violences de vent : car toutes choses croissent d'un cours égal et prennent force. Aussi le répéterai-je, le nom de mère appartient à la terre qui le mérite, puisqu'elle a créé la race humaine et produit pour ainsi dire au temps marqué toutes les espèces animales, celles qui errent en s'ébattant sur les hautes montagnes et celles qui volent dans les airs sous les formes les plus variées.

824.

Mais il y a un terme à la fécondité, et la terre cessa d'enfanter, telle une femme épuisée par l’âge. L'évolution du monde entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d'un état à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s'en va, tout change, tout se métamorphose par la volonté de la nature. Telle existence tombe en poussière ou languit de vieillesse, tandis qu'une autre croît à sa place, sortie de la fange. C'est donc ainsi que le monde entier évolue dans le temps et que d'état en état passe la terre : ce dont elle était capable, elle ne l'est plus, mais elle peut ce qui lui fut impossible

835.

Que de monstres la terre en travail s'efforça de créer, étranges de traits et de structure ! On vit l'androgyne, qui tient des deux sexes mais n'appartient à aucun, et n'est ni l'un ni l'autre ; on vit des êtres sans pieds et sans mains, ou muets et sans bouche, ou sans regard, aveugles, ou bien dont les membres adhéraient tous au tronc et qui ne pouvaient ni agir, ni marcher, ni éviter un péril, ni pourvoir à leurs besoins. Tous ces monstres et combien d'autres de même sorte furent créés en vain, la nature paralysa leur croissance et ils ne purent toucher à la fleur tant désirée de l’âge, ni trouver de nourriture, ni s'unir par les liens de Vénus. Il faut en effet, nous le voyons, tout un concours de circonstances pour que les espèces puissent durer en se reproduisant : des aliments d'abord, puis des germes féconds distribués dans l'organisme avec une issue par où ils puissent s'écouler hors du corps alangui, et enfin, pour que la femelle puisse se joindre au mâle, des organes qui leur permettent d'échanger des joies partagées.

853.

Beaucoup d'espèces durent périr sans avoir pu se reproduire et laisser une descendance. Toutes celles que tu vois respirer l'air vivifiant, c'est la ruse ou la force, ou enfin la vitesse qui dès l'origine les a défendues et conservées. Il en est un bon nombre en outre qui se sont recommandées à nous par leur utilité et remises à notre garde. L'espèce cruelle des lions et autres bêtes féroces, c'est dans la force et le courage qu'elle a trouvé sa sûreté ; les renards ont trouvé la leur dans la ruse, les cerfs dans la fuite. Mais les chiens au sommeil léger et au cœur fidèle, les bêtes de somme et de trait, les troupeaux porte-laine et les animaux à cornes, toutes ces espèces se trouvent confiées à la garde de l'homme, Memmius. Portées à fuir les bêtes sauvages, à chercher la paix et une abondante pâture acquise sans péril, elles ont reçu de nous ces biens pour prix de leurs services. Quant aux animaux qui ne furent doués ni pour vivre indépendants par leurs propres moyens, ni pour gagner en bons serviteurs nourriture et sécurité sous notre protection, tous ceux-là furent pour les autres proie et butin et restèrent enchaînés au malheur de leur destin jusqu'au jour où leur espèce fut complètement détruite par la nature.

876.

Les Centaures n'ont jamais existé ; en aucun temps n'a pu vivre un être à double nature, combinaison de deux corps, fait de membres hétérogènes, sans harmonie possible dans les facultés. L'esprit le plus obtus en sera convaincu aisément.

881.

Tout d'abord le cheval après trois ans révolus est dans le meilleur de son âge, l'enfant en reste loin, car souvent encore après trois ans il cherchera en songe le sein qui lui a donné le lait ; plus tard, quand le cheval vieillissant perd ses forces et que de ses membres languissants la vie s'apprête à s'enfuir, c'est le moment où l'enfant s'épanouit dans la jeunesse florissante, qui revêt ses joues d'un tendre duvet. Ne va donc pas croire que du croisement de l'homme avec la race des bêtes de somme, puissent se former et vivre des centaures, non plus que ces monstres à ceinture de chiens furieux, les Scylles au corps demi-marin, ni enfin tous ces monstrueux assemblages de membres discordants qui n'atteignent pas en même temps dans toutes leurs parties la fleur de l'âge, l'épanouissement des forces, le déclin de la vieillesse, et qui tout entiers ne peuvent brûler du même feu d'amour, ni s'accorder dans leurs mœurs ni se plaire aux mêmes aliments. Ne voit-on pas en effet l'animal porte-barbe, la chèvre, s'engraisser avec la ciguë, qui est pour l'homme violent poison ?

899.

La flamme brûle et consume le corps fauve des lions ainsi que toute chair et tout sang d'animal existant sur terre. Comment donc un être à triple forme, lion par la tête, dragon par la queue et par le corps Chimère, - tel est le nom de cet être fabuleux - aurait-il pu souffler par la gueule une ardente flamme issue de sa poitrine ?

905.

S'imaginer que dans la nouveauté naissante de la terre et du ciel aient pu naître semblables êtres et ne soutenir cette croyance que du vain mot de nouveauté, c'est s'entraîner à débiter mainte fable de même valeur : on dira qu'en ces temps des fleuves d'or traversaient les terres, qu'aux arbres les fleurs étaient des pierres précieuses ou qu'il y eut un homme à taille de géant, capable d'enjamber un océan et de faire tourner de ses mains autour de lui la voûte entière du ciel. Certes, la terre contenait un grand nombre de germes différents à l'époque où elle produisit les premiers êtres animés, mais ce n'est pas une raison pour qu'elle ait pu créer des espèces hybrides, des corps aux membres disparates. Tant de productions maintenant encore jaillies du sol, herbes multiples, céréales, arbres vigoureux, n'ont pas possibilité de naître pèle-mêle ; mais chacune a son développement, toutes conservent leurs différences que la nature a décrétées.

923.

Une race d'hommes vécut alors, race des plus dures, et digne de la dure terre qui l'avait créée. Des os plus grands et plus forts que les nôtres formaient la charpente de ces premiers hommes, leur chair avait une armature de muscles puissants, ils résistaient aisément aux atteintes du froid et du chaud, aux changements de nourriture, aux attaques de la maladie. Que de révolutions le soleil accomplit à travers le ciel, tandis qu'ils menaient leur vie errante de bêtes sauvages ! Nul ne mettait sa force à conduire la charrue recourbée, nul ne savait retourner la terre avec le fer, ni planter de tendres rejetons, ni couper aux grands arbres, avec la faux, leurs rameaux vieillis. Ce que le soleil et la pluie donnaient, ce que la terre offrait d'elle-même, voilà les présents qui contentaient leurs cœurs. C'est parmi les chênes, avec leurs glands, qu'ils se nourrissaient le plus souvent ; et ces fruits que tu vois de nos jours à la saison d'hiver annoncer leur maturité en se colorant de pourpre, les arbouses, la terre les portait alors plus nombreux et plus gros. Enfin, dans sa fleur, la nouveauté du monde abondait en grossières pâtures qui suffisaient aux misérables mortels.

943.

Pour apaiser leur soif, les cours d'eau et les sources les appelaient, comme aujourd'hui la voix claire des torrents qui tombent du haut des montagnes invite de loin les fauves altérés. Enfin leurs courses nocturnes les entraînaient aux demeures sylvestres des nymphes, certains d'y voir sourdre des eaux vives qui lavaient de leurs ondes abondantes les humides rochers, humides rochers couverts d'une verte mousse à travers laquelle elles perlaient, ou bien qui, jaillissant en ruisseaux, s'élançaient dans la plaine.

951.

Ils ne savaient encore quel instrument est le feu, ni se servir de la peau des bêtes sauvages, ni se vêtir de leurs dépouilles. Les bois, les cavernes des montagnes, les forêts étaient leur demeure ; c'est dans les broussailles qu'ils cherchaient pour leur corps malpropre un abri contre le fouet des vents et des pluies. Le bien commun ne pouvait les préoccuper, ni coutumes ni lois ne réglaient leurs rapports. La proie offerte par le hasard, chacun s'en emparait ; être fort, vivre à sa guise et pour soi, c'était la seule science. Et Vénus dans les bois accouplait les amants. Ce qui donnait la femme à l'homme, c'était soit un mutuel désir, soit la violence du mâle ou bien sa passion effrénée, ou encore l'appât d'une récompense, glands, arbouses ou poires choisies.

964.

Confiants dans l'étonnante vigueur de leurs mains et de leurs pieds, ils poursuivaient les bêtes des forêts en leur lançant des pierres à la fronde, en les écrasant de leurs massues ; ils triomphaient de la plupart, quelques-unes seulement les faisaient regagner leurs retraites ; et pareils aux sangliers couverts de soies, ils étendaient nus sur la terre leurs membres sauvages, quand la nuit les surprenait, se faisant une couverture de feuilles et de broussailles. Le jour, le soleil disparus, ils n'allaient pas par les campagnes les chercher à grands cris, errant pleins d'épouvante à travers les ombres de la nuit ; mais silencieux ils attendaient, ensevelis dans le sommeil, que le soleil de sa torche rouge rendit au ciel la lumière. Dès l'enfance accoutumés à voir les ténèbres et le jour renaître alternativement, il ne pouvait leur arriver de s'en étonner, ni de redouter pour la terre une nuit éternelle qui leur dérobât à jamais la lumière du soleil.

980.

Mais leur plus grande inquiétude, c'était l'attaque des bêtes sauvages qui souvent faisaient du sommeil un péril pour ces malheureux ; chassés de leur gîte, ils fuyaient leur abri de pierre à l'approche d'un sanglier écumant ou d'un lion puissant, et en pleine nuit, glacés d'effroi, ils cédaient à ces hôtes cruels leur couche de feuillage.

986.

Ne crois pas qu'à cette époque plus qu'aujourd'hui la race des mortels avait à quitter dans les gémissements la douce lumière de la vie. Il arrivait sans doute plus souvent que l'un d'eux, surpris par les bêtes, leur offrait une proie vivante pour leurs dents cruelles et remplissait de ses cris les bois, les monts et les forêts en voyant sa chair ensevelie vivante dans un tombeau vivant. Certains, sauvés par la fuite mais le corps mutilé, tenant leurs mains tremblantes appliquées sur d'horribles plaies, appelaient par de terribles cris Orcus, puis mouraient dans ses d'affreuses convulsions, sans le moindre secours, ignorant quels soins réclamaient leurs blessures. Mais en revanche, il n'y avait pas des milliers d'hommes à périr sous les drapeaux en un jour de bataille, la mer démontée ne broyait pas sur les rochers des navires avec leur équipage. C'est pour rien, vainement et en pure perte que les flots soulevés déchaînaient leur colère, et sans plus de raison qu'ils laissaient tomber leur menace inutile. Et la mer apaisée avait beau multiplier ses sourires, les hommes ne se laissaient pas prendre au piège. L'art funeste de la navigation appartenait encore au néant. Alors c'était la disette qui livrait le corps épuisé à la mort, tandis que maintenant c'est l'abondance qui nous y plonge. Souvent par ignorance les hommes s'administraient eux-mêmes le poison, aujourd'hui à force d'art nous le donnons aux autres.

1009.

Dans la suite, les hommes connurent les huttes, les peaux de bêtes et le feu ; la femme unie à l'homme devint le bien d'un seul, les plaisirs de Vénus furent restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, les parents virent autour d'eux une famille née de leur sang : alors le genre humain commença à perdre peu à peu sa rudesse. En effet le feu rendit les corps plus délicats et moins capables d'endurer le froid sous le seul abri du ciel ; et Vénus énerva leur vigueur, et les enfants par leurs caresses n'eurent pas de peine à fléchir le caractère farouche des parents. Alors aussi l'amitié unit pour la première fois des voisins, qui cessèrent de s'insulter et de se battre ; et ils se recommandèrent mutuellement les enfants ainsi que les femmes, faisant entendre confusément de la voix et du geste qu'il était juste d'avoir pitié des faibles. Assurément la concorde ne pouvait pas s'établir entre tous, mais les plus nombreux et les meilleurs restaient fidèles aux pactes ; autrement le genre humain eût dès lors péri tout entier et n'aurait pu conduire jusqu'à nous ses générations.

1027.

Ce sont ensuite les sons variés du langage que la nature poussa les hommes à émettre, et le besoin assigna un nom à chaque chose ; c'est à peu près ainsi que l'enfant est conduit au geste par l'impuissance à s'exprimer avec des mots : il montre du doigt tout ce qui s'offre à ses yeux. Car chaque être a le sentiment des facultés dont il peut user ; avant même que la corne commence à poindre sur sa tête, le veau irrité en menace et en frappe déjà. Les petits de la panthère et de la lionne se défendent de leurs griffes, de leurs pattes et de leurs crocs à peine dents et griffes leur sont-elles poussées. Et les oiseaux de toute espèce se confient tous à leurs ailes, et demandent à leurs plumes un appui tremblant.

1040.

Ainsi donc penser qu'un homme ait pu alors distribuer des noms aux choses et que de lui tous les autres aient appris les premiers mots du langage, c'est folie ; car s'il a pu désigner toutes choses par un terme et émettre les sons variés du langage, comment à la même époque d'autres que lui n'ont-ils pu le faire ?

1045.

De plus, si les autres hommes ne s'étaient pas encore servis de la parole, d'où a pu lui venir l'idée de son utilité ? Où a-t-il pris le pouvoir de faire le premier comprendre et voir aux autres ce qu'il voulait faire ? Au reste, un seul homme ne pouvait en contraindre beaucoup, et domptant leur résistance, les obliger à recevoir de lui les noms des choses. Pouvait-il davantage enseigner, persuader à des sourds ce qu'il y avait à faire ? Ils ne l'auraient pas supporté, ils n'auraient pas souffert d'avoir les oreilles fatiguées en vain de sons inconnus.

1055.

Enfin, est-il si surprenant que le genre humain doué d'une voix et d'une langue ait suivi la variété de ses impressions pour désigner de sa voix la variété des objets ? Les troupeaux muets, les bêtes sauvages elles-mêmes, ont des cris différents et divers accents, selon que la crainte, la douleur ou la joie les possède. L'expérience nous l'apprend.

1062.

Quand la grande chienne des Molosses, dans le premier accès de sa fureur, gronde en retroussant ses molles babines sur ses dents dures, elle nous menace de sa rage qui lui fronce le mufle avec des sons tout autres que ceux dont elle fait retentir l'espace quand elle aboie. Et quand d'une langue caressante elle lèche ses petits ou les caresse de ses pattes, ou que les agaçant de morsures inoffensives elle feint de vouloir les dévorer, le tendre accent de sa voix ne ressemble ni à ses hurlements quand on l'a laissée seule à la maison, ni à ses plaintes quand elle fuit en rampant les coups qui vont la frapper.

1072.

Est-ce le même hennissement que pousse le jeune cheval lorsque au milieu des juments il bondit dans la fleur de son âge, étalon fougueux qu'éperonne l'amour, ce cavalier ailé, ou bien lorsque ses larges naseaux frémissent au bruit des armes ou que toute autre émotion l'agite et le fait hennir ?

1077.
La gent ailée, les oiseaux de toute espèce, éperviers, orfraies, plongeons, qui dans les flots salés vont chercher nourriture et vie jettent des cris tout différents selon les circonstances : ils en ont de tout à fait particuliers lorsqu'ils luttent pour leur subsistance et que leurs proies se défendent.

1082.

Il y en a dont la voix rauque varie avec les saisons telles sont les corneilles vivaces et les bandes de corbeaux, selon qu'elles semblent réclamer la pluie ou qu'elles appellent les vents et la tempête. Si donc des émotions différentes amènent les animaux, tout muets qu'ils sont, à émettre des sons différents, combien n'est-il pas plus naturel encore que les hommes aient conformé leur voix à la diversité des choses ?

1090.

Ici je veux prévenir une question que tu me fais peut-être intérieurement ; et je dirai que c'est la foudre qui a fait descendre sur la terre pour les mortels la première flamme, foyer de toutes les autres. Combien de corps voyons-nous embrasés par les flammes célestes, quand un coup de foudre a répandu ses feux ! Mais cependant il arrive que sous l'effort des vents un arbre penche ses épais rameaux sur ceux d'un autre arbre et s'échauffe au contact : la violence du frottement fait jaillir le feu qu'ils contiennent et parfois brille une flamme éclatante dans l'entrechoquement des ranches. De ces deux causes, l'une et l'autre ont pu donner le feu aux mortels.

1101.

Puis les hommes apprirent du soleil à cuire les aliments, à les amollir à la chaleur de la flamme, car ils voyaient les fruits de la terre s'adoucir à ses rayons, s'attendrir à son feu dans les champs. Et de jour en jour ils modifièrent leur nourriture et la vie d'antan par un nouvel emploi du feu qu'enseignaient les plus inventifs et les plus sages.

1007.

Bientôt les rois se mirent à fonder des villes et à construire des citadelles pour leur être défense et refuge ; ils distribuèrent les troupeaux et les terres, en tenant compte de la beauté et de la force du corps ainsi que des qualités de l'esprit : car la beauté eut alors grande valeur, la force grande vertu. C'est plus tard que fut inventée la richesse et découvert l'or ; il n'eut pas de peine à ravir leur prestige à la force et à la beauté. La cour du riche en effet, les hommes courent d'ordinaire la grossir, même s'ils sont forts, même s'ils sont beaux.

1116.

Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu : car de ce peu jamais il n'y a disette. Mais les hommes ont voulu se rendre illustres et puissants pour donner une base solide à leur destinée et mener une vie paisible au sein de l'opulence : vaine ambition, car pour arriver au faîte des honneurs ils soutiennent des luttes qui en font la route périlleuse. Y arrivent-ils pourtant ? Une véritable foudre, l'envie, les frappe et les précipite honteusement dans l'horrible Tartare. Qu'il vaut mieux vivre dans l'obéissance et la paix que de vouloir régenter le monde et être roi ! Que les hommes donc suent le sang et s'épuisent en vains combats sur le chemin étroit de l'ambition. Tant pis pour eux s'ils ne voient pas que l'envie comme la foudre concentre ses feux sur les hauteurs, sur tout ce qui dépasse le commun niveau ! tant pis s'ils ne jugent que sur autorité d'autrui, s'ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues plutôt que sur leur sentiment personnel. Hélas, ce que les hommes sont aujourd'hui, ce qu'ils seront demain, ils l'ont toujours été.

1135.

Donc quand les rois furent égorgés, il ne resta plus rien de l'antique majesté des trônes ni de l'orgueil des sceptres, et le superbe diadème d'une tête souveraine, tout sanglant sous les pieds du vulgaire, pleura ses anciens honneurs ; car ce que l'on a craint, on se passionne à le briser. Aussi les affaires publiques, tombées dans la plus basse lie, retournaient-elles au désordre de la multitude ; chacun voulait le pouvoir et le premier rang. Alors quelques hommes apprirent aux autres à créer des magistrats et à fonder la justice, en vue d'un régime légal. Car le genre humain, fatigué de vivre dans l'anarchie, épuisé par la discorde, se plia d'autant mieux à l'autorité des lois et de la stricte justice. Comme chacun dans sa colère était disposé à pousser la vengeance plus loin que ne le permettent aujourd'hui les justes lois, on comprend que les hommes en soient venus à se lasser d'un régime de désordre. Désormais la crainte du châtiment trouble les douceurs coupables de l'existence ; le violent, l'injuste, se prend dans ses propres filets et c'est sur son auteur que l'iniquité presque toujours retombe ; il n'est pas facile de couler des jours paisibles à qui viole par ses actes le pacte de paix publique. En vain les a-t-il dérobés aux regards des dieux et des hommes, il vit sans cesse dans l'angoisse de les voir découverts : ne dit-on pas que beaucoup, par des paroles échappées dans le sommeil ou le délire de la maladie, ont révélé des fautes longtemps cachées ?

1160.

Maintenant quelle cause a répandu parmi les peuples la croyance aux dieux, a rempli les villes d'autels, a institué ces solennités religieuses qu'on voit se déployer aujourd'hui en tant de grandes occasions, en tant de sanctuaires ? Comment les mortels restent-ils pénétrés de la sombre terreur qui leur fait élever de nouveaux temples par toute la terre et les y pousse en foule dans les jours de fête ? Il n'est pas difficile d'en donner la raison dans mes vers.

1168.

En ces temps primitifs, les mortels voyaient en imagination, même tout éveillés, d'incomparables figures de dieux, qui prenaient pendant leur sommeil une grandeur plus étonnante. Ils attribuaient à ces apparitions le sentiment, parce qu'elles semblaient se mouvoir et faire entendre un langage superbe en rapport avec leur beauté éclatante et leur force de géants ; ils leur accordaient une vie éternelle, parce que leur visage était sans cesse renouvelé, leur forme toujours intacte, et surtout parce qu'ils ne croyaient pas que de leur vigueur prodigieuse aucune puissance fût capable de venir à bout. Ils imaginaient aussi ces êtres les plus heureux de tous, parce que la crainte de la mort ne tourmentait aucun d'eux et aussi parce qu'ils les voyaient en songe exécuter beaucoup de merveilles qui ne leur coûtaient aucune peine.

1182.

Et puis, ils observaient le système céleste, son ordre immuable et le retour périodique des saisons, mais sans pouvoir en pénétrer les causes. Leur seul recours était donc de tout abandonner aux dieux et d'admettre que tout est suspendu à un signe de leur tète.

1186.
C'est dans le ciel qu'ils situèrent les demeures, les palais des dieux, parce que dans le ciel on voit le soleil et la lune accomplir leur révolution, parce que là sont la lune, le jour et la nuit et les graves astres nocturnes et les feux errants du ciel et les flammes volantes, les nuages, la rosée, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle et les grondements soudains et les menaçants murmures du tonnerre. O race malheureuse des hommes, qui attribuèrent aux dieux ces phénomènes et qui leur prêtaient des colères cruelles ! Que de gémissements il leur en a coûté, que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants !

1196.

La piété, ce n'est pas se montrer à tout instant la tête voilée devant une pierre, ce n'est pas s'approcher de tous les autels, ce n'est pas se prosterner sur le sol la paume ouverte en face des statues divines, ce n'est pas arroser les autels du sang des animaux, ni ajouter les prières aux prières ; mais c'est bien plutôt regarder toutes choses de ce monde avec sérénité. Car lorsque nous élevons les yeux pour contempler la voûte céleste, cette voûte de l'éther où scintillent les étoiles, et qu'il nous vient à l'esprit de penser aux cours du soleil et de la lune, alors parmi les maux qui nous oppressent, il est une inquiétude qui s'éveille et se dresse dans notre âme : ne seraient-ce pas les dieux qui dans leur infinie puissance entraîneraient en courbes variées les astres à la blanche lumière ? L'ignorance des causes livre l'esprit au doute, on se demande si le monde a eu un commencement et par suite s'il doit avoir une fin et combien de temps encore ses remparts pourront supporter la fatigue de son mouvement ; ou bien si le monde, doué de durée éternelle par les dieux, pourra braver pendant l'infinité des âges leurs redoutables assauts.

1217.

Au reste, quel est l'homme à qui la crainte des dieux n'étreint pas le cœur ? dont le corps ne se contracte d'effroi quand sous les terribles traits de la foudre, la terre embrasée se met à trembler et que d'épouvantables grondements courent à travers le ciel ? Peuples et nations ne sont-ils pas alors consternés ? Les rois superbes ne se pelotonnent-ils pas, frappés par la crainte des dieux, à la pensée que pour quelque action coupable, pour quelque tyrannique décret, l'heure lourde du châtiment a peut-être sonné ? Et quand la suprême fureur du vent déchaînée sur la mer balaye à travers les flots le chef de la flotte avec ses puissantes légions et ses éléphants, ne tente-t-il pas d'apaiser la divinité par ses vœux, n'implore-t-il pas dans son effroi la pitié des vents et des souffles favorables ? Mais c'est en vain, puisque souvent un violent tourbillon l'enveloppe et que ses prières ne l'empêchent pas d'être emporté aux abîmes de la mort : tant il est vrai qu'on ne sait quelle puissance secrète semble broyer les destinées humaines et fouler aux pieds les glorieux faisceaux des haches redoutables, dont on dirait qu'ils sont ses jouets. Enfin quand la terre entière chancelle sous nos pas, quels les villes ébranlées s'écroulent ou nous menacent de leur chute, est-il étonnant que les mortels s'humilient en acceptant l'idée de puissances supérieures, forces surnaturelles mêlées à la nature et qui gouverneraient toutes choses ?

1240.

Poursuivons : l'airain et l'or et le fer furent découverts ainsi que l'argent en masse et les propriétés du plomb, quand l'incendie eut consumé de grandes forêts sur les hautes montagnes, soit que le feu du ciel fût tombé, soit que les hommes se faisant la guerre dans les bois se fussent armés de la flamme pour jeter la terreur parmi leurs ennemis, soit encore qu'invités par la bonté du sort ils voulussent défricher pour avoir champs fertiles et pâturages, ou bien pour faire périr les bêtes sauvages et s'enrichir de leurs dépouilles : car c'est de fosses et de feux que se servit d'abord la chasse, avant d'investir les bois de filets et de les battre avec une meute. Quoi qu'il en soit, par quelque cause qu'aient éclaté ces incendies, leur ardeur avec un horrible fracas avait dévoré les forêts jusqu'au plus profond des racines et calciné les entrailles mêmes de la terre ; alors coulèrent dans ses veines brûlantes et se rassemblèrent dans ses cavités des ruisseaux d'argent et d'or, d'autres d'airain et de plomb ; or ces métaux bientôt durcis, les hommes les voyaient répandre sur la terre l'éclat de leurs vives couleurs ; ils les recueillirent, séduits par leur aspect brillant et poli ; ils remarquèrent en outre qu'ils avaient pris la forme et conservaient l'empreinte des cavités où ils les avaient trouvés. Alors l'idée leur vint que ces métaux liquéfiés au feu pourraient prendre toutes sortes de figures et de formes, qu'il y aurait moyen en les forgeant de les effiler en lames aussi minces et aiguës que l'on voudrait, qu'on se ferait ainsi des armes et des instruments à couper les arbres des forêts, à équarrir et polir le bois, à raboter, ainsi qu'à percer, creuser, perforer. Et tout d'abord ils pensèrent employer à ces usages l'argent et l'or non moins que la dureté puissante de l'airain : mais en vain, car la force de ces deux métaux pliait, bientôt vaincue, incapable de résister comme l'autre aux durs travaux. L'airain dès lors fut le métal le plus apprécié et l'on négligea l'or comme inutile, on jugea que sa faible pointe était trop prompte à s'émousser. Maintenant c'est l'airain qui se voit dédaigné, l'or est monté au comble des honneurs. Ainsi le temps dans son cours change la vogue des choses : celle qu'on estima est abandonnée sans honneur. Une autre lui succède, qu'on avait méprisée et qu'on recherche chaque jour davantage, dont la découverte est toute fleurie de louanges et qui jouit d'un culte surprenant parmi les mortels.

1280.

Maintenant, de quelle façon on découvrit le fer, il t'est facile de t'en rendre compte, Memmius. Les antiques armes des hommes furent leurs mains, leurs ongles et leurs dents, ce furent aussi les pierres et encore les branches arrachées aux arbres des forêts, puis la flamme et le feu dès qu'ils furent connus. Plus tard ils découvrirent le fer et l'airain : mais ils connurent l'usage de l'airain avant celui du fer, parce qu'il est plus facile à travailler et qu'il existe en plus grande abondance. C'est avec l'airain qu'on labourait la terre, avec l'airain qu'on se jetait dans la mêlée et qu'on semait largement les blessures, qu'on s'emparait des troupeaux et des champs : car à des armés, cédait rapidement tout ce qui était nu et sans armes. Puis insensiblement le fer devint l'épée, l'opprobre se jeta sur la faux d'airain ; ce fut avec le fer qu'on se mit à déchirer le sol et que les chances s'égalisèrent dans les hasards de la guerre.

1296.

On sut monter tout armé un cheval et le conduire des rênes tout en combattant de la main droite, avant que de savoir, sur un char à deux chevaux, affronter les périls du combat ; et l'on attela deux chevaux au char avant d'y atteler deux couples et de monter en armes sur des chars garnis de faux. Plus tard les bœufs de Lucanie au dos garni de tours, monstrueux quadrupèdes dont la trompe est une main qui a la souplesse du serpent, furent dressés par les Carthaginois à supporter les blessures de la guerre et à jeter le désordre dans les gros bataillons de Mars. C'est ainsi que la triste discorde inventa l'un après l'autre de nouveaux moyens de rendre la guerre plus effrayante aux hommes ; chaque jour elle ajouta quelque chose aux terreurs des armes. On essaya même d'employer les taureaux, on voulut lancer des sangliers furieux sur l'ennemi ; il y en eut qui firent précéder leurs rangs de lions vigoureux avec un dompteur armé, maître sévère qui devait modérer leur ardeur et les tenir dans les chaînes. Mais en vain : échauffés par le carnage, les bêtes furieuses troublaient indistinctement tous les escadrons, agitant de tous côtés leur terrifiante crinière ; les cavaliers ne pouvaient plus rassurer leurs chevaux épouvantés par les rugissements ni des rênes les ramener sur l'ennemi. Les lionnes irritées bondissaient de toutes parts, couraient aux soldats pour les mordre au visage, ou bien surprenant leur proie par derrière, s'y accrochaient et la jetant à terre vaincue par la blessure, enfonçaient en elle leurs crocs puissants et leurs griffes. Quant aux taureaux, ils enlevaient leurs propres guides, les foulaient aux pieds, plongeaient leurs cornes dans les flancs et dans le ventre des chevaux et, l'âme menaçante, faisaient voler la terre autour d'eux. Les sangliers de leurs défenses robustes déchiraient leurs propres alliés, teignant de leur sang les traits brisés dans leur corps et confondaient sous les coups de leur rage cavaliers et fantassins. Les chevaux, pour échapper à leurs dents cruelles, faisaient de violents écarts ou se cabraient dans le vent : mais en vain, car on les voyait bientôt, les jarrets tranchés, s'abattre et d'une lourde chute couvrir le sol de leur corps. Ainsi ces animaux que l'on croyait avoir domptés et domestiqués, s'échauffaient dans l'action par l'effet des blessures, des cris, de la fuite, de la terreur, du tumulte, et l'on ne pouvait en ramener aucun ; car ils se dispersaient en tous sens et chaque espèce de son côté ; c'est ainsi qu'encore de nos jours les bœufs de Lucanie blessés par le fer s'enfuient de toutes parts après avoir porté les coups les plus furieux à leurs maîtres. Certes les choses ont pu se passer ainsi : mais j'ai peine à croire que les hommes n'aient pas su prévoir tant de maux avant d'en avoir été les victimes. Et je crois plus juste d'attribuer de tels usages à tout l'univers, aux divers mondes créés diversement par la nature, que d'en accuser un seul monde particulier, quel qu'il soit. Mais l'espoir de vaincre les inspira aux hommes moins que le désir de faire gémir l'ennemi même au prix de leur propre vie, quand ils se défiaient de leur nombre et qu'ils manquaient d'armes.

1348.

Des peaux cousues servirent de vêtement avant l'étoffe tissée : et celle-ci ne vint qu'après la découverte du fer, parce que c'est à l'aide du fer que la toile est faite : sans lui, comment fabriquer des outils aussi délicats que baguettes et fuseaux, navettes et ensouples chantantes ?

1352.

C'est aux hommes d'abord que la nature imposa le travail de la laine avant de le livrer aux femmes ; car le sexe mâle est de beaucoup le plus habile et le plus industrieux. Mais un jour vint où les rudes laboureurs ayant fait de cette occupation un crime, les hommes durent l'abandonner aux mains des femmes, prendre leur part du pénible travail de la terre, y endurcir leur corps et leurs mains.

1359.

La première idée de l'ensemencement et le principe de la greffe, c'est la nature elle-même qui les donna, elle, la créatrice de toutes choses. En effet, les baies et les glands tombés des arbres produisaient à leur pied, dans la saison, un essaim de jeunes pousses. De là vint l'idée de confier aux branches des rejetons et de faire des boutures dans les champs ; puis chacun alla d'essai en essai dans son petit domaine ; on vit les fruits sauvages s'adoucir par la vertu d'une terre bien soignée et cultivée avec tendresse. De jour en jour les hommes forçaient les forêts à se retirer sur les montagnes et à céder les plaines à la culture. Prés, lacs, ruisseaux, moissons, riants vignobles, s'étagèrent sur les collines et les plaines, et tout à travers coururent les lignes vert pâle des oliviers qui se multipliaient sur les tertres, le long des vallons et dans les champs : c'est un agrément du même genre qu'offre aujourd'hui la variété des campagnes où les hommes disposent tant d'arbres aux doux fruits, ornement des champs, tant d'arbres féconds qui leur servent de clôture

1377.

Le ramage facile des oiseaux fut imité avec la bouche bien avant qu'on sût unir à l'harmonie des vers celle des chants, et par leur accord charmer les oreilles. Et le sifflement du zéphyr dans les tiges des roseaux apprit aux hommes des champs à enfler un chalumeau. Puis insensiblement s'exprimèrent les douces plaintes que fait entendre la flûte animée par les doigts des joueurs, cette flûte découverte dans la profondeur des bois et des forêts, dans les pâturages, parmi les solitudes chères aux pâtres, pendant les loisirs de la vie au grand air. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes, qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Tels étaient les plaisirs qui charmaient les âmes quand la faim était apaisée : car c'est alors que tout plaît à l'homme. C'est pourquoi nos lointains aïeux, souvent étendus en groupes sur un tendre gazon au bord d'un ruisseau, à l'ombre d'un grand arbre, prenaient à peu de frais leur plaisir, surtout quand la saison souriait et que le printemps émaillait de fleurs les herbes verdoyantes. C'était le temps des jeux, des causeries, des doux éclats de joie : alors la muse agreste s'éveillait. La tête et les épaules enguirlandées de fleurs et de feuillage entrelacé, inspirés d'une riante gaieté, ils s'avançaient sans mesure et avec de gauches mouvements et frappaient d'un pied lourd la terre maternelle : de là des rires et de doux éclats de joie, parce que tout était nouveau, tout était donc merveille. Et ceux qui ne pouvaient dormir s'en consolaient en pliant leur voix aux modulations multiples du chant ou en promenant leur lèvre froncée sur les roseaux de la flûte. Ce sont les mêmes distractions encore que nous conservons dans nos veillées ; mais on a depuis lors appris les règles de la cadence. Hélas ! ce surcroît de ressources ne nous fait pas goûter plus de plaisir que n'en prit alors dans les forêts la race des fils de la terre.

1410.

C'est que le bien que nous avons sous la main, tant que nous n'en connaissons pas de plus doux, nous l'aimons entre tous, il est roi ; mais une nouvelle et meilleure découverte détrône les anciennes et renverse nos sentiments. Ainsi l'homme méprisa le gland, de même il renonça aux couches d'herbe garnies de feuillage. Les vêtements faits de peaux de bêtes un jour n'eurent plus de valeur : et pourtant leur découverte avait excité tant d'envie qu'un guet-apens mortel avait attiré, j'en suis sûr le premier qui les porta ; et cette dépouille disputée entre les meurtriers, toute sanglante, fut déchirée, et aucun d'eux ne put en jouir.

1421.

Alors, c'étaient donc les peaux de bêtes, aujourd'hui c'est l'or et la pourpre qui préoccupent les hommes et les fait se battre entre eux : ah ! c'est bien sur nous, je le pense, que retombe la faute. Car le froid torturait ces hommes nus, ces enfants de la terre, quand les peaux leur manquaient : mais pour nous, quelle souffrance est-ce donc de n'avoir pas un vêtement de pourpre et d'or rehaussé de riches broderies ? Une étoffe plébéienne ne suffit-elle pas à nous protéger ? Ainsi donc le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s'arrête le véritable plaisir. Voilà ce qui peu à peu a jeté la vie humaine en pleine mer orageuse et déchaîné les pires orages de la guerre.

1434.

Cependant ces astres vigilants, le soleil et la lune, dont la lumière parcourt la vaste et tournante voûte du ciel, enseignèrent aux hommes la révolution annuelle des saisons et quel ordre immuable, selon quelles lois immuables, gouverne la nature

1438.

Déjà l'homme avait mis son existence à l'abri de tours solides, et déjà il cultivait une terre divisée et mise en partage. La mer était fleurie de navires dont le vent gonflait les voiles ; des secours et des alliances déjà étaient assurés par traités, quand les poètes confièrent pour la première fois à leurs chants le souvenir des exploits humains : et l'on ne peut faire remonter guère plus haut l'invention de l'écriture. C'est pourquoi les anciens temps échappent aujourd'hui à nos regards, et la raison ne nous en fait entrevoir que quelques vestiges.

1446.

Navigation, culture des champs, architecture, lois, armes, routes, vêtements et toutes les autres inventions de ce genre, et celles mêmes qui donnent à la vie du prix et des plaisirs délicats, poèmes, peintures, statues parfaites, tout cela a été le fruit du besoin, de l'effort et de l'expérience ; l'esprit l'a peu à peu enseigné aux hommes dans une lente marche du progrès. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Les hommes voyaient en effet les arts éclairés d'âge en âge par des génies nouveaux, puis atteindre un jour leur plus haute perfection.