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Emission sur Un éternel Treblinka 1/2

Abattoir bovin

Dans Un éternel Treblinka, Charles Patterson (historien spécialiste de la Shoah) retrace le rapport entre les humains et les animaux depuis les débuts de notre espèce et soutient la thèse selon laquelle l’oppression des animaux sert de modèle à toute forme d’oppression.

L214 met à votre disposition une transcription de l’émission consacrée à son livre le 8 février 2008 sur France culture.

Transcription de l’émission consacrée à Un éternel Treblinka de Charles Patterson
sur France Culture

Avec l’aimable autorisation de France Culture.

Certains des propos d’Elisabeth de Fontenay ont été retouchés à sa demande par rapport à ce qui a été dit pendant l’émission. Ces passages sont signalés par des caractères bleutés.

Les vendredis de la philosophie.
Logiques de l’abattoir
Émission diffusée le vendredi 8 février 2008 sur France Culture.

Présentée par François Noudelmann
Réalisation : Clotilde Pivin

Invités

Florence Burgat, directrice de recherche à l’INRA
Elisabeth de Fontenay, maître de conférences à l’université de Paris 1
Frédéric Gros, professeur à l’université de Paris 12
Charles Patterson, docteur de l’université Columbia

François Noudelmann :
Dans une nouvelle d’Isaac Bashevis Singer, un personnage fait l’oraison funèbre d’une souris morte par ces mots : « Tous ces philosophes, les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’un comme toi ? Ils se sont persuadés que l’homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c’est un éternel Treblinka. »
Une telle comparaison qui met en équivalence l’extermination des Juifs d’Europe et le traitement réservé aux animaux est évidemment scandaleuse si elle cherche à instrumentaliser la Shoah pour nous sensibiliser à la cause animale. Cependant elle peut avoir une fonction éclairante si elle dévoile une archéologie de la violence où les techniques industrielles de mise à mort se retrouvent appliquées à des animaux puis à des groupes humains selon une rationalité commune. Le débat historique et philosophique est donc ouvert pour comprendre comment la métaphysique occidentale et sa séparation fondatrice entre l’humain et l’animal a pu construire une logique de l’abattoir.
Pour en discuter, j’ai invité Florence Burgat, directrice de recherche à l’INRA, Elisabeth de Fontenay, maître de conférences honoraire à l’Université de Paris I, Frédéric Gros, professeur à l’Université de Paris XII et je vous proposerai un entretien avec Charles Patterson, docteur de l’Université Columbia.
C’est à propos précisément de la parution de son livre aux éditions Calman-Levy, Un éternel Treblinka, que nous sommes réunis aujourd’hui pour discuter de ses thèses. Charles Patterson établit une comparaison entre les carnages humains et animaux et il met en valeur la rationalisation des processus, des outils et des espaces, et on peut se demander au-delà de la première réaction – qui est je crois celle souvent de ceux qui reçoivent le livre – réaction de stupeur voire de rejet, on peut se demander s’il s’agit d’une simple analogie ou si c’est une archéologie du meurtre de masse.
Peut-être qu’on pourrait d’abord expliquer le livre de Charles Patterson. Florence Burgat, est-ce que vous voulez bien entrer pour nous dans cette thèse ?

Florence Burgat :
Pour la résumer très rapidement, sans évoquer évidemment la table des matières, ce que Charles Patterson essaie de montrer, c’est qu’au fond il y aurait comme une sorte de décision première de la part de l’humanité de se poser en s’opposant aux animaux, et en mettant par conséquent très tôt en place à travers les techniques de la domestication, une emprise toujours cruelle qui, certes, au début de l’histoire de l’humanité, ne passe pas par cette emprise technique sur laquelle il va s’arrêter longuement mais – et c’est un des points nouveaux de son livre – il prend l’exemple de peuples qui étaient souvent présentés au contraire comme ayant une pratique sinon respectueuse, en tous cas relativement mesurée, dans son exploitation des animaux ; il montre qu’au fond cet euphémisme de la domestication cache des pratiques cruelles en particulier autour de la castration, de la possibilité d’utiliser le lait qui est réservé au petits, etc.
L’idée fondatrice c’est vraiment que le comportement de l’humanité vis-à-vis des animaux va fournir le modèle de toutes les oppressions à venir que les hommes pourront s’infliger les uns envers autres.

François Noudelmann :
Oui. Il opère une sorte d’histoire de la domestication des animaux avec aussi très vite l’organisation eugéniste de l’élevage, la sélection des bons animaux reproducteurs, et on voit donc à travers son livre une sorte de rationalisation progressive dans l’asservissement des animaux, et alors ce qui est le plus intéressant, l’invention des modèles de domination.

Florence Burgat :
Oui, effectivement, il montre que la domestication fournit le modèle de l’esclavage, et on pourrait entrer dans le détail pour montrer que l’esclave et l’animal avaient des statuts juridiques comparables et qu’aussi des pratiques comparables, le marquage par exemple, et puis après, comment avec l’accroissement des moyens scientifiques et techniques qui vont se développer à l’intérieur de la science de la zootechnie et aussi de la génétique, comment au fond cette obsession de la sélection, de la mise au point de races à des fins déterminées fournit à la fois des techniques et une conceptualité qui va être utilisée dans le programme eugéniste par la suite et enfin dans l’extermination.
Il met au jour un certain nombre de filiations sur lesquelles on reviendra.

François Noudelmann :
Il y a une étape importante dans ces généalogies, c’est l’industrialisation de l’abattage, et notamment le rôle des Etats-Unis, du moins ce qui s’est passé aux Etats-Unis, la mise en place des abattages de masse dans la nouvelle Amsterdam – ce n’était pas encore New-York – et plus précisément le rôle de Ford, les chaînes de productions. Je vais un peu vite, on va y revenir. Le moment fort c’est l’industrialisation des techniques d’abattage.

Florence Burgat :
Oui, et il insiste beaucoup sur la division du travail, le fait que ce système des abattoirs de Chicago comprend à la fois le parcage des animaux destinés à la consommation, les unités d’abattage et les unités de transformation, avec cette division du travail qui fait qu’au fond le geste est toujours coupé de la séquence qui pourrait lui donner sa signification et il voit dans cette technique quelque chose qui rend possible un certain type d’exploitation du vivant.

François Noudelmann :
Elisabeth de Fontenay, on connaît votre travail qui est une sorte de référence pour tous ceux qui réfléchissent à la question de l’animal, comment vous avez reçu ce livre ? Vous avez écrit un article dans Le Monde qui, je dirais, à la différence d’autres qui tout de suite ont dit ne faut pas lire, c’est vraiment une stupidité, une sorte de politiquement correct américain à propos des animaux, vous, vous avez en quelque sorte fait droit un peu à la thèse. Comment avez-vous reçu ce livre ?

Elisabeth de Fontenay :
Dans le dernier chapitre du Silence des bêtes, j’avais consacré de nombreuses pages à cette obsession juive d’après 45. Et j’avais cité très longuement Singer, j’avais cité aussi Adorno et Horkheimer et bien d’autres, Romain Gary, Elias Canetti… Je découvre maintenant Kertész. On doit ajouter Derrida, parce que ce qui vient d’être dit par Florence Burgat peut être complètement pris en charge par le concept derridien, ce mot-valise, cette espèce de surdétermination : carnophallogocentrisme. C’est vraiment ce concept qui règle la domination en ce qu’elle s’originerait au mangeur de viande.
Comment ai-je reçu ce livre ? Bien que la phrase soit d’Isaac B.Singer, le titre est lourd.

François Noudelmann :
Oui, il peut paraître scandaleux.

Elisabeth de Fontenay :
Il faudrait vraiment faire une généalogie de cette analogie.
On la trouve chez Isaïe 43 : 6-9: « Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau qui est amené à l’abattage, comme une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n’ouvre pas la bouche. Qui a réfléchi à son destin ? Il a été enlevé par la détention et le jugement.» Et le psaume 144 : « Pour toi nous avons été mis à mort, traités comme des brebis pour l’abattoir. » Tout cela a été interprété par une lecture typologique appliquée au Christ, mais pourquoi ne pas reprendre ces textes, et les appliquer au sort qui a été celui des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Et c’est ici que l‘analogie peut fonctionner, mais avec beaucoup de prudence.

François Noudelmann :
mais comparaison n’est pas raison…

Elisabeth de Fontenay :
Certes Surtout dans la mesure où « comme des agneaux, comme des brebis amenées à l’abattoir », cela peut apparaître comme une allusion faite à la non-résistance juive, c’est en quelque sorte une transformation inadmissible du peuple juif en troupeau, un consentement à l’effectuation nazie de la métaphore.
Maintenant, il est évident que si on laisse de côté la question des fins, des buts, à savoir qu’on élève, qu’on les abat les animaux pour les manger, il faut reconnaître que les nazis, premièrement, ne « traitaient » pas les Juifs en vue de cette fin. Encore que Derrida ait forgé la fiction de ce que cela aurait pu être de les sur-vitaminer et les faire se reproduire artificiellement pour les emmener ensuite à l’abattoir. Donc, le but n’est pas le même, le but nazi était vraiment une manifestation du mal radical, ça n’a rien à voir avec le besoin de nourriture. Maintenant, si on s’attache à la question des moyens, et uniquement à la question des moyens, on s’aperçoit qu’il y a un parallèle évident, massif, que l’on peut prendre terme à terme tout ce qui relève premièrement du transport, secondement de la destruction.

François Noudelmannn :
Oui, alors Frédéric Gros, justement vous avez travaillé sur, comme foucaldien aussi, sur ce qu’est une archéologie, et votre dernier livre, c’était sur les états de violence, la transformation de la guerre en situation de violence, alors, justement, est-ce qu’on a affaire ici à une sorte d’archéologie de la violence, parce qu’on dit analogie, parallèle, est-ce qu’il s’agit simplement de dire, voilà, c’est un peu la même chose, ou bien est ce que véritablement il y a la constitution de modèle ? Comment, parce que c’est un travail qui est, je dirai, à la fois historique, philosophique, archéologique, que nous propose Patterson, avec peut-être ses faiblesses, mais en tout cas, qui nous pose une thèse importante, comment vous le lisez ?

Frédéric Gros :
Oui, tout à fait, alors je pense d’abord que l’analogie, la comparaison, enfin la mise en résonance de l’abattoir et du camp de concentration, elle n’est pas nouvelle, elle n’est pas nouvelle et je ne crois pas que ce soit ça qui soit, j’allais dire, le plus neuf dans ce livre parce que c’est quelque chose qui avait déjà été dit, c’est quelque chose qui s’est…, évidemment une mise en résonance qui ferait plus référence à une archéologie, comme ça, de la modernité, on trouve des choses chez Adorno, des choses aussi presque chez Lévi-Strauss, ce très beau passage sur la coupure de l’homme et de l’animal qui prépare précisément de…

François Noudelmannn :
Oui, je voudrais juste citer Adorno, parce que Charles Patterson reprend cette phrase : « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et peut penser : ce ne sont que des animaux », bon même si d’ailleurs je n’ai pas exactement…j’ai cherché cette phrase…je sais pas…

Elisabeth de Fontenay :
C’est le §68 de Minima moralia. « L’éventualité des pogromes est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui-ci repousse ce regard : « ce n’est qu’un animal » réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer à eux-mêmes que ce n’est qu’un animal, car même devant un animal, ils ne pouvaient le croire entièrement »

François Noudelmann :
Alors, donc, cette préoccupation, donc effectivement…

Frédéric Gros :
Ca, ça me semble pas…, j’allais dire, ce qui me semble la thèse centrale du livre ou ce qui est vraiment intéressant dans ce livre, c’est, et j’allais dire, est très provocateur et qui fait vraiment débat, c’est la manière dont on déborde même ce modèle de l’industrialisation et de l’abattage pour aller, et vous l’avez tout à fait rappelé, jusqu’au premier geste qui serait fondateur de la violence et qui serait finalement le chasseur qui part tuer un animal pour le manger, c’est à dire que ce qui s’installe dans ce livre, c’est un continuum entre la chasse de l’animal afin de le manger, la domestication, l’exploitation, la domination, qu’elle soit politique, esclavagiste, jusqu’à l’extermination, c’est à dire que se construit, et c’est ça j’allais dire qui est à la fois intéressant et problématique, mais une unicité du sens de la violence.

François Noudelmann :
Oui et c’est un geste, je pense, qui doit vous intéresser, parce que, sans effectivement que ce soit exactement un geste foucaldien, mais malgré tout, on voit bien effectivement un certain nombre d’étapes, définition d’une catégorie : humain, pas humain, sélection, isolement, traitement, élimination, bon, ce que montrait aussi, à sa manière, le travail de Hilberg évidemment sur les Juifs, mais je veux dire, il y a quelque chose ici de… donc effectivement d’une progression qu’on peut repérer, à la fois dans le savoir et dans les pratiques, dans les dispositifs, non ?

Frédéric Gros :
Tout à fait mais l’effet de sens qui en sort, c’est, je crois quand même, une… ou enfin ce que je trouve, j’allais dire problématique pour moi, c’est précisément ce principe de continuité qui pose une question philosophique, c’est à dire, est-ce qu’il est possible de poser des différences, quand même, entre ces violences, est-ce que le principe de souffrance, c’est dire à chaque fois on a effectivement de la souffrance qui touche des créatures, qui sont des créatures vivantes, est ce que le fait de mettre sur le même plan toutes ces violences, quel effet de sens ça produit et quel effet politique aussi ? Parce que derrière cela, si vous voulez, il y a aussi le problème du régime végétarien qui est quand même très très présent dans ce livre, et le fait au fond de se demander, moi c’est la question que je me suis posée après avoir lu ce livre, est-ce que le fait de n’être pas végétarien me rend pour autant carnivore et donc complice aussi de tout ce processus ?

François Noudelmann :
Oui, c’est une question importante, Frédéric Gros, si vous le voulez bien, on va la laisser pour la fin de l’émission, pour quand même rester un petit peu dans le livre de Patterson mais on reviendra à cette question importante.
Florence Burgat, dans ce livre, il y a une continuité, est ce que c’est une continuité effectivement qui va du chasseur à l’abattage industriel ? Il y a quand même des moments très forts, notamment le moment sur l’analyse de Ford, on est saisi effectivement de savoir que Ford invente un modèle de division du travail, mais qu’aussi ce modèle-là, ce qui l’a inspiré, c’est une visite dans des abattoirs, c’est assez intéressant à découvrir, et puis on sait que Ford était un antisémite notoire et qu’il a pu constituer un modèle pour les nazis, qu’il a installé des usines d’assemblage à Berlin pour des véhicules de transport de troupes, donc là, est ce qu’il y a ce qui apparaît comme des raccourcis ou bien est ce que véritablement il y a eu un modèle industriel qui s’est déplacé, inspiré par l’abattage industriel, passant par l’antisémitisme de Ford, et exporté dans l’Allemagne nazie, est ce que ça fonctionne ou est ce que ce sont des rapprochements un peu provocateurs ?

Florence Burgat :
En fait, il me semble que l’auteur aborde les choses sur plusieurs plans et peut-être pour répondre à ce que Frédéric Gros vient de soulever, il me semble que Patterson nous donne une réponse à cette unicité de la violence dans le procédé d’animalisation, qu’il analyse alors d’une façon nouvelle, à plusieurs égards, c’est à dire que le thème a largement été exploré, par exemple pour ce qui concerne l’esclavage, bien sûr, donc là, il montre que c’est un procédé véritablement constant et qu’on retrouve à des tas d’époques et dans des tas de situations, mais surtout, ce qui me semble plus intéressant et plus nouveau, c’est l’idée d’une animalisation de l’animal, c’est à dire que, il nous renvoie peut-être dans une sorte de fiction qui serait en deça des différences effectives entre, nous avons ici l’espèce humaine, ici des espèces animales, mais ce terme d’animalisation, me semble-t-il, enfin peut-être, on peut le penser comme ça, précéderait même, mais c’est une fiction un peu à la Rousseau, le geste de la domestication en créant ce concept au fond de la dé-légitimation, de l’absence de dignité qui est appelée ici animalisation. Animalisation, ce n’est pas tellement être pensé comme un animal, ou bien cela ne peut se comprendre comme ça, que si l’on a en tête que l’animal a déjà été animalisé, c’est à dire, délégitimé. Alors peut-être que là, il y a une première clé pour penser l’unicité de la violence, et puis sur un autre plan qu’on pourrait dire plus technique et pratique, c’est effectivement de montrer comment il y a au fond la collusion entre plusieurs mondes, le monde scientifique et puis le monde industriel, et un certain type de projets politiques.

François Noudelmann :
Par exemple, sur l’eugénisme, il montre que le modèle de l’élevage animal a permis de penser la stérilisation des malades mentaux, la sélection et l’élimination des races, d’ailleurs pas seulement dans le système nazi, les mises à l’écart, les déviances, des alcooliques, des criminels, il parle de l’eugéniste américain, Laughlin, donc là, on voit très bien à travers l’eugénisme et l’euthanasie, il y a la mise en place de modèles de sélection et d’extermination et qui sont donc selon lui, qui viennent de l’élevage, des pratiques d’élevage et de sélection et d’abattage des animaux.

Florence Burgat :
Alors ça, il me semble que ce n’est pas une hypothèse de l’auteur, c’est une réalité, de fait, ces techniques ont été mises au point sur des animaux et notamment sur des mammifères, donc elles sont mises au point d’une certaine manière aussi sur l’homme. Il dit autre chose qui me semble très intéressant, c’est que tous les massacres humains sont perpétrés sur fond d’un massacre animal, qui certes, n’est pas vu, n’est pas pensé, mais qui cependant, tout de même, est là. Et est ce que, la question qu’il pose, c’est est-ce que ce fond constant du massacre animal, alors, du massacre animal, c’est la boucherie, l’expérimentation, la chasse, etc., est-ce que ce n’est pas, comment dirai-je, une sorte d’ambiance qui, de manière indirecte, aide à accepter, à faire accepter plus facilement les massacres humains.

François Noudelmann :
Elisabeth de Fontenay, est-ce que ce que vient de dire Florence Burgat, c’est à dire sur l’animalisation de l’animal qui permet aussi d’animaliser évidemment l’humain, vous aviez montré dans Le silence des bêtes cette déshumanisation par l’animalisation, est-ce que c’est ça qui est en jeu dans cette mise en place d’une violence qui va sélectionner ceux qui participent de l’humanité et ceux qui n’en participent pas ?

Elisabeth de Fontenay :
Oui, il y a beaucoup de vrai là-dedans, mais je suis quand même, je crois, assez d’accord avec Frédéric Gros, quant au soupçon sur le continuum, je crois que j’ai un désaccord avec Florence Burgat sur le même sujet, et aussi avec Derrida. Je faisais allusion au concept de carnophallogocentrisme : l’endroit où ce concept est apparu, c’est un texte qui a pour titre « Le calcul du sujet », l’idée de Derrida, c’est que la subjectivité appropriatrice, maîtresse et propriétaire, s’est constituée à partir de la carnivorité. La question qui se pose à nous, c’est, encore une fois, que nous avons affaire dans ce livre et dans ces réflexions qui sont les nôtres à une analogie. C’est quelque chose de très sérieux une analogie, c’est pas simplement une comparaison: le rapport de l’animal au mangeur de viande serait le même que celui de l’homme à la femme, du logos à l’écriture et, pour ce qui nous occupe, du nazi a au juif. C’est vertigineux. Parlons-nous en ce moment d’une analogie ou d’une archéologie ou encore des deux à la fois ? Il me semble, en ce qui me concerne, que mettre sur le même plan la chasse et l’abattage d’animaux, c’est-à-dire, ce qui précède le néolithique et ce qui apparaît au néolithique, a quelque chose de problématique. Je ne mets pas tous ces faits sociaux sur le même plan. D’autre part, il me semble qu’il y a une mutation entre l’abattage classique qu’on a connu jusqu’à la fin du XIXe siècle et l’abattage industriel, rationalisé à outrance, Et enfin, et c’est sur ce point-là surtout que j’ai un désaccord avec Florence Burgat, je crois que l’abattage sacrificiel est aux antipodes de l’abattage industriel. C’est une question importante parce que c’est une question tout à fait contemporaine.

François Noudelmann :
Sans doute qu’effectivement, une sorte de continuum ici abusif, sur cette question de l’animalisation de l’animal, puisque vous avez dit, je crois, cette phrase assez forte qui permet l’animalisation de l’homme, on est confronté continuellement à cela, vous parlez, je crois, de choses contemporaines, le racisme, on le sait bien, fonctionne sur l’animalisation des groupes stigmatisés, encore aujourd’hui, on fait des cris de singes dans les stades de foot, récemment, je crois que c’était la semaine dernière, c’était un championnat de Formule 1, où il y a eu, comme ça, des comportements absolument odieux, mais bon voilà, on sait bien que ça fonctionne sans arrêt dans le langage, il y a les Africains, les Indiens, les Asiatiques qui sont régulièrement traités de singes, les fourmis japonaises, les termites vietnamiens, les cafards irakiens, etc., bon, donc il y a tous les animaux, tous les noms d’animaux, porc, rat, chien, qui viennent sans arrêt stigmatiser, oui… ?

Elisabeth de Fontenay :
Oui, et Badiou qui traite Sarkozy de rat… mais je ne comprends pas bien ce que veut dire animalisation d’un animal, j’entends trop l’anima, cela me semble pléonasmatique.

Florence Burgat :
Peut-être bestialisation ?

Elisabeth de Fontenay :
Peut-être bestialisation…

François Noudelmann :
C’est à dire le mettre dans son statut d’animal…

Elisabeth de Fontenay :
Moi je dirais plutôt chosification, réification, ça me semblerait…

Florence Burgat :
Oui mais enfin, comme le souligne François Noudelmannn, on utilise des mots d’animaux et pas des mots de choses, donc pourquoi est ce que c’est l’animal qui sert à avilir, à exclure ?

François Noudelmann :
A rabaisser…

Florence Burgat :
On traite pas les gens de choses, on va les traiter de rats.

Elisabeth de Fontenay :
C’est la grande tradition métaphysique de l’humanisme du propre de l’homme qui a marqué obsessionnellement la différence spécifique, qui est responsable de cette péjoration : on commence par exclure les animaux du droit, puis, pour exclure des hommes appartenant à d’autres cultures, on les traite de bêtes.

Florence Burgat :
Oui, oui

François Noudelmann :
Même si on peut dire quand même mon petit canard, mon petit chaton, quand même… il y avait quelques formules qui sont amélioratives.

suppression d’une intervention d’Elisabeth de Fontenay

François Noudelmann :
Oui tout à fait, est ce que d’ailleurs, dans un de vos articles sur le livre de Patterson, Florence Burgat, vous citez un texte de Lévi-Strauss que je trouve très important, est-ce que vous pouvez le citer ? Vous l’avez là où je vous laisse le lire parce qu’effectivement je crois que c’est un texte très fort.

Florence Burgat :
Il s’agit d’un entretien que Lévi-Strauss avait donné au journal Le Monde en janvier 1979. « J’ai le sentiment, écrit-il, que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis des siècles, mais dirais-je, presque dans son prolongement naturel, puisque c’est en quelque sorte d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, ses parents, certaines catégories reconnues seules véritablement humaines, d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines, véritable pêché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction. Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne se mettrait ainsi à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. »

François Noudelmann :
Voilà, c’est un texte très important…

Elisabeth de Fontenay :
Ce n’est pas seulement un article de journal, car c’est formulé aussi de façon solennelle dans son texte d’Anthropologie structurale 2 sur Rousseau…

Florence Burgat :
Absolument, et aussi dans « Réflexion sur la liberté », il reprend cette idée.

François Noudelmann :
Très important Lévi-Strauss…

Suite de transcription.